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On June 25th the French Ambassador, Her Excellency Madame Sylvie Bermann made the posthumous award of the highest rank in the ‘Ordre des Palmes Académiques’ to the late Michael Sheringham, who was, until last year, Marshal Foch Professor of French Literature. Professor Michel Murat of the Sorbonne came over from Paris for the ceremony and gave the following address:

Hommage à Michael Sheringham

Maison Française d’Oxford, samedi 25 juin 2016

Madame l’Ambassadeur de France, Mesdames et Messieurs, chers collègues et amis,

Nous sommes ici réunis pour honorer la mémoire de Michael Sheringham, six mois presque jour pour jour après sa mort, le 21 janvier dernier, en lui décernant le plus haut grade de l’ordre des Palmes Académiques. Cette distinction, il la mérite plus qu’aucun autre, par ce qu’il a accompli comme professeur et comme chercheur, mais aussi par ce qu’il a été, dans sa personne, cet homme qui presque idéalement nous rapprochait. Michael Sheringham était plein d’humour, et la première pensée qui me vient en cette circonstance officielle est le chapitre de la chasse au canard dans Paludes de Gide, où le fusil à air comprimé « ne faisait pas d’autre bruit que le son de “Palmes !” dans un vers de Monsieur Mallarmé » : qu’on me permette en guise d’exorde de lui dédier ce qui chez Gide déjà, était un private joke, et de poursuivre ainsi une conversation interrompue.

Michael Sheringham incarnait ce qu’on aimerait pouvoir encore appeler la plus grande France, en oubliant que ce fut une désignation de l’empire colonial. Né en Egypte d’une mère copte francophone, marié à Priscilla qui est franco-canadienne, il n’en a pas moins vécu et travaillé en Angleterre, et c’est là que s’est déroulée toute sa carrière. Mais il était chez lui en France, à Paris, en Dordogne, à la Fondation Camargo dont il fut avec tant de plaisir le caretaker de luxe, chez ses amis et ses collègues – chez moi et chez bien d’autres. Et surtout la France était en lui comme une présence intérieure vivante et constante, dans les textes qu’il lisait, qu’il commentait, qu’il écrivait. Dans sa littérature, qui est comme une maison commune dont la Maison Française où nous sommes réunis est l’image, elle était en lui et il était en elle. Je pense à sa bibliothèque, celle qui tapissait les murs du beau bureau d’All Souls, celle qui faisait de sa propre maison une maison de livres : c’est là qu’il habitait, non comme dans un lieu où l’on se réfugie, volets fermés, mais dans le monde ouvert de la pensée – celui où l’on ne vous somme ni de rester ni de partir.

Ces réflexions me sont inspirées par ce qui est à mes yeux son œuvre la plus originale, le livre sur le quotidien : Everyday life, paru en 2006, et qu’il a eu la chance de voir traduit en français. Le livre résume ses goûts littéraires, d’André Breton à Georges Perec ; il propose une réarticulation très neuve de la littérature avec les sciences humaines ; placée sous l’égide de Barthes et de Michel de Certeau, elle la fait tendre vers cette anthropologie de la vie ordinaire dont Marc Augé ou Annie Ernaux, chacun à leur manière, ont fait le sujet de leurs écrits. Mais cette vie ordinaire que la littérature éclaire, c’est aussi, c’est d’abord notre propre vie ; le livre, en mettant l’accent sur le fond indifférencié de nos vies, c’est-à-dire sur ce que le romanesque nie de toute sa puissance d’idéalisation, ne nous y enferme pas : il nous suggère, et c’est en cela que l’invention des écrivains est irremplaçable, bien des manières de nous l’approprier et d’y trouver une forme de liberté. Je crois qu’il y a peu de sujets plus importants, ni au fond plus philosophiques ; car nous n’avons qu’une vie, et elle glisse si vite entre les doigts. Michael, quant à lui, a su vivre, du moins c’est ainsi que je le vois.

Les souvenirs que j’ai de lui sont faits de cette littérature toute mêlée à la vie, et qui aérait la vie ordinaire au lieu de le repousser dans ses marges. Il est vrai que nous étions deux lettrés ; mais il ne faisait pas de sa culture un moyen de dominer les autres ni de les tenir à distance. Une grande bonté était le fond de sa personnalité, et elle se manifestait par une bienveillance constante, même à l’égard de personnes avec qui il aurait eu de bonnes raisons de se brouiller. Mais c’était aussi un esprit fermement déterminé, et même à sa manière opiniâtre. Sa carrière universitaire, de l’Université de Kent à Royal Holloway, puis à la Chaire Marshall Foch de l’Université d’Oxford, s’est déroulée sous la pression croissante des processus d’évaluation et de production de résultats scientifiques, dont les effets sont parfois délétères. Mais Michael Sheringham a su prendre son temps. Il n’a pas trop écrit, mais ses deux grands livres, celui sur l’autobiographie et celui sur le quotidien, ont marqué les esprits d’autant plus fortement qu’ils étaient dans la continuité l’un de l’autre et que le second rebattait entièrement les cartes. Il n’est pas facile de penser hors des ornières, et par exemple pour la littérature contemporaine, au lieu d’entreprendre une histoire du roman en se demandant simplement ce qui s’est passé après le Nouveau Roman, d’oublier ce pour quoi on est programmé et de laisser émerger une idée nouvelle. Michael Sheringham avait fait l’effort de repenser la littérature contemporaine en fonction de cette espèce de triade conceptuelle que constituent l’autobiographie, le quotidien et l’archive : un genre littéraire, une notion presque philosophique et un objet construit par la science de l’histoire. Je me souviens de l’avoir entendu exposer ce programme il y a quelques années dans un cours d’histoire littéraire à l’Ecole normale supérieure où je l’avais invité : tout un paysage familier mais confus s’éclairait et se mettait en ordre. Ceux qui sont capables de faire cela sont des maîtres. Malheureusement, la maladie a empêché Michael Sheringham de mener à bien le travail qu’il avait entrepris sur l’archive ; cependant il avait terminé un essai sur le livre de Foucault, Moi, Pierre Rivière, et j’espère que nous en verrons bientôt la publication.

Une autre chose nous liait, Michael et moi : le goût de la poésie. Sans être poètes l’un ni l’autre nous trouvions que la poésie est indispensable et nous aimions la lire, la commenter, l’enseigner surtout – car c’est un des plus riches usages que l’on peut en faire. Dans le travail de Michael la poésie court à la manière d’un fil rouge, toujours tenu dans la main. C’est avec elle que nous nous sommes connus, dans un colloque sur Desnos il y a plus de trente ans, et moi non plus je ne voudrais pas lâcher ce fil qui me relie à ses émotions. Je prépare avec Dominique Rabaté et Dominique Combe l’édition d’un recueil de ses articles consacrés à la poésie française, articles qu’il a pour la plupart rédigés en français. Il aura pour titre : Le sujet de ce livre est un être mobile, une phrase qui figurait en 1932 sur le bandeau détachable du Revolver à cheveux blancs de Breton, de La Vie immédiate d’Eluard et de Où boivent les loups de Tzara, parus en même temps aux éditions des Cahiers libres. C’est une phrase qu’il aimait beaucoup, et qui est une sorte d’autoportrait, car Michael était mobile dans sa pensée autant qu’il était constant dans ses affections.

En travaillant sur ce livre, j’ai découvert un aspect de lui auquel je n’avais pas fait assez attention. Le livre contient quelques articles en anglais sur un poète contemporain, Pierre Alferi – le fils de Jacques Derrida – dont nous aimons beaucoup, tous les deux, la poésie tendre et mobile, où tournent les images et les propos de la vie quotidienne. J’ai fait traduire certains de ses articles et les relisant, parce que je n’étais pas satisfait, j’en ai récrit la traduction. C’est là que j’ai compris à quel point Michael écrivait bien en anglais, d’une main légère, subtile, rythmée, très idiomatique – très loin du style académique. Les articles sur les écrivains français qu’il a donnés au TLS, et qu’il faudrait réunir en volume, sont de la même plume ; ils ne font montre ni de sa culture, ni de son travail, alors qu’ils en sont le fruit. C’est la marque d’une grande courtoisie à l’égard du lecteur.

Je voudrais, pour rester près de lui, vous parler longtemps encore de cet homme que j’ai beaucoup aimé, avec qui je ressentais une grande intimité de pensée alors même que nous n’avions pas l’occasion de nous voir très souvent. Mais je crois en avoir assez dit. L’hommage que nous lui rendons aujourd’hui n’a rien d’une réparation : Michael Sheringham a eu une belle carrière, où ses talents ont été reconnus. Mais nous pouvons le remercier de ce qu’il a fait et nous unir dans son amitié : aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, c’est l’exemple qu’il nous donne.

24 juin 2016.

Michel Murat